Depuis plus de quinze ans, les gouvernements successifs se
fixent inlassablement pour objectif de faire du Sénégal un pays émergent dans
un horizon relativement proche. En 1998, le Premier ministre Mamadou
Lamine choisit, avec la bénédiction du Président Abdou Diouf, dans sa
Déclaration de Politique Générale (DPG) devant l’Assemblée nationale,
l’année 2010 comme cap pour l’émergence.
Une vision du développement industriel
fut également élaborée par le ministère chargé de l’industrialisation. Arrivé
au Pouvoir en mars 2000, M. Abdoulaye Wade confirma le même objectif
d’émergence, en retenant, dans les documents de stratégie de croissance et de
réduction de la pauvreté, l’année 2015 comme horizon pour rejoindre le rang des
pays émergents. Pour atteindre le but désiré, il fit préparer, sous la houlette
de l’Agence de Promotion des Investissements et des Grands Travaux (APIX) et du
ministère de l’économie et des finances, une stratégie de croissance accélérée
(SCA) fondée notamment sur la promotion de cinq grappes sectorielles porteuses
et dont la coordination fut confiée à un Secrétariat exécutif rattaché à la
Primature. Parallèlement, le ministère du Commerce prépara, en 2002, un
Diagnostic de l’Intégration commerciale du Sénégal (DICS), mis à jour par la suite,
ainsi qu’une stratégie de développement des exportations (Stradex).
C’est dans ce contexte peu reluisant que M. Macky Sall a
lancé le Projet Sénégal Emergent, en se fixant l’horizon 2035 pour l’émergence
et en confiant sa conception à un Cabinet international, McKinsey, supervisé
par un groupe de cadres sénégalais (regroupés dans un club dénommé Disso) et
par des experts de l’Etat. Dans mes récentes notes, j’avais déjà évoqué les
conditions dans lesquelles ce projet a été piloté. Je n’y reviendrai donc pas
ici. Je m’appesantirai plutôt sur le fond du Projet Sénégal Emergent (PSE), à
l’aune des recherches et analyses sur l’émergence que certains économistes mènent
depuis plusieurs années.
D’emblée, il faut saluer l’idée de tracer les chemins de
l’émergence du Sénégal dans un document. En effet, plusieurs pays africains
aspirent à devenir émergents sans prendre la peine de déterminer, avec
précision, les politiques et instruments à mobiliser pour atteindre l’objectif
fixé. La SCA pouvait déjà légitimement revendiquer ce statut de cadre de
référence pour l’émergence, surtout qu’elle a pris le soin d’identifier cinq
grappes sectorielles porteuses ainsi qu’un plan d’actions chiffré et daté.
Mais, elle a n’a pas bénéficié du soutien politique nécessaire à son opérationnalisation.
Le document du PSE
possède en effet plusieurs faiblesses conceptuelles qui constituent autant de
limites pour son efficacité future.
D’abord, le document
n’a pas pris le soin de définir comme il se doit ce qu’est l’émergence.
Il sera dès lors difficile d’apprécier, à terme, si le Sénégal a atteint
ou non l’objectif. Il se borne à reprendre un des passages du livre de
l’Economiste Moubarack Lô « le Sénégal émergent : agenda pour le
futur », sans y faire référence d’ailleurs : « faire du Sénégal un pôle d’attraction des
investissements (nationaux et étrangers), diversifier et accélérer, durablement
et harmonieusement, sa croissance économique et faciliter son intégration avec
succès dans l’économie mondiale grâce à sa capacité d’exportation et la qualité
de ses réformes ».
L’objectif quantitatif central est de faire passer la
croissance à 7% par an, contre 3,3% en moyenne depuis 2006. Mais la
simple augmentation du taux de croissance du PIB à 7% par an ne suffira pas à
rendre le Sénégal émergent (le bon
objectif étant d’ailleurs de 9,5% à 10% par an, permettant de doubler le PIB
par tête en dix ans). Il faudra également réussir à mettre à niveau le
cadre macroéconomique, à améliorer fortement la compétitivité et la
productivité, et à transformer en profondeur la structure de l’économie en
produisant et en exportant des biens manufacturés et services à valeur ajoutée.
Tous ces éléments de l’émergence auraient dû être quantifiés avec des
indicateurs de suivi.
Par ailleurs, la méconnaissance de ce qu’est l’émergence, qui n’est pas un événement mais
un processus, a conduit les experts du cabinet McKinsey à proposer
la date 2035 comme horizon pour l’émergence. Ce qui est anormalement long
pour un pays comme le Sénégal dont les atouts sont déjà assez importants.
Selon les calculs d’éminents économistes (effectués dans le cadre des
travaux de différents cabinets), le Sénégal
peut se compter aujourd’hui dans la catégorie des pays potentiellement émergents. Passer de ce statut à celui de pré-émergent
puis d’émergent est possible d’ici 2025, comme le montre
l’expérience des nombreux pays qui ont émergé au cours des trente dernières
années.
Pour peu que le pays corrige ses handicaps structurels et
mette en œuvre, sous la houlette d’un leadership
déterminé et efficace, les sept
règles d’or de l’émergence mentionnées dans le livre du Professeur
Moubarack Lô « Le Sénégal
émergent »: (1) définition d’une vision claire, suivie d’une
programmation précise des défis à relever, puis d’une mise en œuvre diligente
et minutieuse des opérations sur le terrain ; (2) engagement d’une
révolution culturelle, pour transformer les modes de penser, d’être et d’agir
des citoyens, et les pousser à adopter les valeurs positives (effort et
discipline dans le travail, épargne élevée, esprit d’entreprise, non
dépendance de l’aide, innovation) ; (3) formation de la population pour la
doter de capacités et de qualifications adaptées à la demande mondiale ;
(4) infrastructures modernisées et portées aux normes, y compris dans le monde
rural ; (5) mise sur pied d’institutions fortes, stables, intègres,
compétentes et efficaces ; (6) ouverture de l’économie sur l’extérieur et
attraction des investissements, par la mise en place d’un environnement
favorable (finances publiques assainies, administration mise sous tension
et engagée à faire gagner le secteur privé, cadre juridique et réglementaire
fiable, parce que transparent et équitable, etc.); (7) promotion de grappes
productives fortes.
Plusieurs éléments constitutifs de ces règles d’or figurent dans le
document du PSE, mais parfois de manière allusive et imprécise, ne dépassant pas très souvent la
seule déclaration d’intention ; ce qui réduit considérablement la
crédibilité des réformes et des projets annoncés.
A titre illustratif, on peut relever que le document a passé sous
silence le manque de transparence qui continue de réduire l’attractivité de
l’économie ; plusieurs entreprises, dont la Compagnie Sucrière
Sénégalaise, continuant de bénéficier, bizarrement, d’une protection
exorbitante qui ne les poussent guère à rechercher la performance ; ce qui
génère un surcoût inacceptable pour les consommateurs. Corriger cet état de
fait permettrait d’envoyer des signaux clairs aux opérateurs économiques et de
les convaincre que l’Etat est réellement déterminé à s’opposer fermement aux
pratiques habituelles de recherche de rentes et à lutter activement contre la
corruption. Qu’il est là pour défendre les intérêts de tous et qu’il
s’évertuera désormais à jouer un rôle d’arbitre neutre et au-dessus de la
mêlée, engagé à lever toutes les distorsions (y compris les comportements
monopolistiques et les ententes) qui bloquent la bonne marche de la concurrence
et réduisent la compétitivité de l’économie.
Pour ces deux années (2014-2016),
la priorité doit être donnée à la levée de ces distorsions et obstacles à la
compétitivité qui persistent dans l’économie, de manière à bâtir un environnement des affaires de
référence. Une autre priorité sera de favoriser l’éclosion d’un tissu de PME,
au niveau urbain et rural, diversifié, compétitif et tourné vers le marché
intérieur et vers l’exportation. Ceci permettra non seulement de relancer la
croissance, mais de créer une masse d’entrepreneurs sénégalais qui seront
demain de bons partenaires pour les investisseurs internationaux.
Des actions de marketing peuvent et doivent être
concomitamment menées en direction de certaines firmes mondiales, chaque fois
que la nature particulière de l’investissement concerné (par exemple les grands
travaux d’infrastructures, l’hôtellerie ou la recherche pétrolière et minière)
le justifiera. Mais elles ne devront mobiliser qu’une quantité raisonnable des
ressources du pays, pour éviter de les gaspiller inutilement dans cette
première phase de mise à niveau. Et, il faut donner du temps au temps, car,
dans une deuxième phase, les efforts de renforcement de la compétitivité
nationale permettront de rendre le Sénégal suffisamment attractif pour en faire
une destination incontournable pour les investissements mondiaux.
Au Sénégal, les Pouvoirs publics doivent encore
convaincre qu’ils savent transformer leurs paroles en actes véritables,
et que le PSE dépasse un simple slogan politique et réussisse là où les
stratégies anciennement définies ont échoué dans leur phase opérationnelle. Les
vielles recettes (l’élaboration de documents stratégiques) à nos vieux
problèmes (nos handicaps structurels) n’y suffiront pas. Une réelle remise en
cause et un aggiornamento
s’imposent à tous les niveaux. Le Président de la République et son équipe
devront en fixer le cap et en conduire la manœuvre, en commençant par donner
lui-même l’exemple, dans ses faits et gestes. L’avenir nous dira s’il saura le
faire.
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