dimanche 1 février 2015

Critiques sur le PSE (Plan Sénégal Emergent)



Depuis plus de quinze ans, les gouvernements successifs se fixent inlassablement pour objectif de faire du Sénégal un pays émergent dans un horizon  relativement proche. En 1998, le Premier ministre Mamadou Lamine choisit, avec la bénédiction du Président Abdou Diouf, dans sa Déclaration de  Politique Générale (DPG) devant l’Assemblée nationale, l’année 2010 comme cap pour l’émergence. 

Une vision du développement industriel fut également élaborée par le ministère chargé de l’industrialisation. Arrivé au Pouvoir en mars 2000, M. Abdoulaye Wade confirma le même objectif d’émergence, en retenant, dans les documents de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, l’année 2015 comme horizon pour rejoindre le rang des pays émergents. Pour atteindre le but désiré, il fit préparer, sous la houlette de l’Agence de Promotion des Investissements et des Grands Travaux (APIX) et du ministère de l’économie et des finances, une stratégie de croissance accélérée (SCA) fondée notamment sur la promotion de cinq grappes sectorielles porteuses et dont la coordination fut confiée à un Secrétariat exécutif rattaché à la Primature. Parallèlement, le ministère du Commerce prépara, en 2002, un Diagnostic de l’Intégration commerciale du Sénégal (DICS), mis à jour par la suite, ainsi qu’une stratégie de développement des exportations (Stradex). 


C’est dans ce contexte peu reluisant que M. Macky Sall a lancé le Projet Sénégal Emergent, en se fixant l’horizon 2035 pour l’émergence et en confiant sa conception à un Cabinet international, McKinsey, supervisé par un groupe de cadres sénégalais (regroupés dans un club dénommé Disso) et par des experts de l’Etat. Dans mes récentes notes, j’avais déjà évoqué les conditions dans lesquelles ce projet a été piloté. Je n’y reviendrai donc pas ici. Je m’appesantirai plutôt sur le fond du Projet Sénégal Emergent (PSE), à l’aune des recherches et analyses sur l’émergence que certains économistes mènent depuis plusieurs années.

D’emblée, il faut saluer l’idée de tracer les chemins de l’émergence du Sénégal dans un document. En effet, plusieurs pays africains aspirent à devenir émergents sans prendre la peine de déterminer, avec précision, les politiques et instruments à mobiliser pour atteindre l’objectif fixé. La SCA pouvait déjà légitimement revendiquer ce statut de cadre de référence pour l’émergence, surtout qu’elle a pris le soin d’identifier cinq grappes sectorielles porteuses ainsi qu’un plan d’actions chiffré et daté. Mais, elle a n’a pas bénéficié du soutien politique nécessaire à son opérationnalisation.

Le document du PSE possède en effet plusieurs faiblesses conceptuelles qui constituent autant de limites pour son efficacité future. 

D’abord, le document n’a pas pris le soin de définir comme il se doit ce qu’est l’émergence. Il sera dès lors difficile d’apprécier, à terme,  si le Sénégal a atteint ou non l’objectif. Il se borne à reprendre un des passages du  livre de l’Economiste Moubarack Lô « le Sénégal émergent : agenda pour le futur », sans y faire référence d’ailleurs : « faire du Sénégal un pôle d’attraction des investissements (nationaux et étrangers), diversifier et accélérer, durablement et harmonieusement, sa croissance économique et faciliter son intégration avec succès dans l’économie mondiale grâce à sa capacité d’exportation et la qualité de ses réformes ». 

L’objectif quantitatif central est de faire passer la croissance à 7% par an, contre 3,3% en moyenne depuis 2006.  Mais la simple augmentation du taux de croissance du PIB à 7% par an ne suffira pas à rendre le Sénégal émergent (le bon objectif étant d’ailleurs de 9,5% à 10% par an, permettant de doubler le PIB par tête en dix ans). Il faudra également réussir à mettre à niveau le cadre macroéconomique, à améliorer fortement la compétitivité et la productivité, et à transformer en profondeur la structure de l’économie en produisant et en exportant des biens manufacturés et services à valeur ajoutée. Tous ces éléments de l’émergence auraient dû être quantifiés avec des indicateurs de suivi.

Par ailleurs, la méconnaissance de ce qu’est l’émergence, qui n’est pas un événement mais un processus, a conduit les experts du cabinet McKinsey à proposer  la date 2035 comme horizon pour l’émergence. Ce qui est anormalement long pour un pays comme le Sénégal dont les atouts sont déjà assez importants.  Selon les calculs d’éminents économistes (effectués dans le cadre des travaux de différents cabinets), le Sénégal peut se compter aujourd’hui dans la catégorie des pays potentiellement émergents. Passer de ce statut à celui de pré-émergent puis d’émergent est possible d’ici 2025,  comme le montre l’expérience des nombreux pays qui ont émergé au cours des trente dernières années. 

Pour peu que le pays corrige ses handicaps structurels et mette en œuvre, sous la houlette d’un leadership déterminé et efficace, les sept règles d’or de l’émergence mentionnées dans le livre du Professeur Moubarack Lô « Le Sénégal émergent »: (1) définition d’une vision claire, suivie d’une programmation précise des défis à relever, puis d’une mise en œuvre diligente et minutieuse des opérations sur le terrain ; (2) engagement d’une révolution culturelle, pour transformer les modes de penser, d’être et d’agir des citoyens, et les pousser à adopter les valeurs positives (effort et discipline dans le travail, épargne élevée, esprit d’entreprise, non dépendance de l’aide, innovation) ; (3) formation de la population pour la doter de capacités et de qualifications adaptées à la demande mondiale ; (4) infrastructures modernisées et portées aux normes, y compris dans le monde rural ; (5) mise sur pied d’institutions fortes, stables, intègres, compétentes et efficaces ; (6) ouverture de l’économie sur l’extérieur et attraction des investissements, par la mise en place d’un environnement favorable (finances publiques assainies, administration mise sous tension et engagée à faire gagner le secteur privé, cadre juridique et réglementaire fiable, parce que transparent et équitable, etc.); (7) promotion de grappes productives fortes. 

Plusieurs éléments constitutifs de ces règles d’or figurent dans le document du PSE, mais parfois de manière allusive et imprécise, ne dépassant pas très souvent la seule déclaration d’intention ; ce qui réduit considérablement la crédibilité des réformes et des projets annoncés. 

A titre illustratif, on peut relever que le document a passé sous silence le manque de transparence qui continue de réduire l’attractivité de l’économie ; plusieurs entreprises, dont la Compagnie Sucrière Sénégalaise, continuant de bénéficier, bizarrement, d’une protection exorbitante qui ne les poussent guère à rechercher la performance ; ce qui génère un surcoût inacceptable pour les consommateurs. Corriger cet état de fait permettrait d’envoyer des signaux clairs aux opérateurs économiques et de les convaincre que l’Etat est réellement déterminé à s’opposer fermement aux pratiques habituelles de recherche de rentes et à lutter activement contre la corruption. Qu’il est là pour défendre les intérêts de tous et qu’il s’évertuera désormais à jouer un rôle d’arbitre neutre et au-dessus de la mêlée, engagé à lever toutes les distorsions (y compris les comportements monopolistiques et les ententes) qui bloquent la bonne marche de la concurrence et réduisent la compétitivité de l’économie. 

Pour ces deux années (2014-2016), la priorité doit être donnée à la levée de ces distorsions et obstacles à la compétitivité qui persistent dans l’économie, de manière à bâtir un environnement des affaires de référence. Une autre priorité sera de favoriser l’éclosion d’un tissu de PME, au niveau urbain et rural, diversifié, compétitif et tourné vers le marché intérieur et vers l’exportation. Ceci permettra non seulement de relancer la croissance, mais de créer une masse d’entrepreneurs sénégalais qui seront demain de bons partenaires pour les investisseurs internationaux. 

Des actions de marketing peuvent et doivent être concomitamment menées en direction de certaines firmes mondiales, chaque fois que la nature particulière de l’investissement concerné (par exemple les grands travaux d’infrastructures, l’hôtellerie ou la recherche pétrolière et minière) le justifiera. Mais elles ne devront mobiliser qu’une quantité raisonnable des ressources du pays, pour éviter de les gaspiller inutilement dans cette première phase de mise à niveau. Et, il faut donner du temps au temps, car, dans une deuxième phase,  les efforts de renforcement de la compétitivité nationale permettront de rendre le Sénégal suffisamment attractif pour en faire une destination incontournable pour les investissements mondiaux. 

Au Sénégal, les Pouvoirs publics doivent encore convaincre qu’ils savent transformer leurs paroles en actes véritables, et que le PSE dépasse un simple slogan politique et réussisse là où les stratégies anciennement définies ont échoué dans leur phase opérationnelle. Les vielles recettes (l’élaboration de documents stratégiques) à nos vieux problèmes (nos handicaps structurels) n’y suffiront pas. Une réelle remise en cause et un aggiornamento s’imposent à tous les niveaux. Le Président de la République et son équipe devront en fixer le cap et en conduire la manœuvre, en commençant par donner lui-même l’exemple, dans ses faits et gestes. L’avenir nous dira s’il saura le faire.

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